Papillonner à Port-Cros
"Si Port-Cros n’a pas la forme d’un papillon, l’on peut en voir un beau dans les contours de l’ilôt de la Gabinière, qui est au large de la côte sud. Discret rappel de ces lépidoptères qui ont tant fait pour l’île..." Claire Paulhan
Si Port-Cros n’a pas la forme d’un papillon, l’on peut en voir un beau dans les contours de l’ilôt de la Gabinière, qui est au large de la côte sud. Discret rappel de ces lépidoptères qui ont tant fait pour l’île…
Car c’est un entomologiste passionné, Marcel Henry, qui, avec sa femme, Marceline, a sauvegardé Port-Cros, des années 20 aux années 60, la protégeant du lotissement médiocre de la Côte, renonçant à tout l’argent qu’ils auraient pu en tirer. Ses collections d’insectes épinglés dans des boîtes Boubée ont été données au Muséum d’Histoire naturelle de Hyères, en 1977. (Où se trouvent maintenant ces traces du passé des îles d’Or ?)
Entouré de savants « linnéens », comme les frères Émile et Albert Jahandiez, membres de la Société d’Histoire naturelle de Carqueiranne et auteurs, en 1905, de la « bible », Les Îles d’Hyères, comme Paul Veyret, de la Société d’Histoire naturelle de Toulon, ou comme Alfred Balachowsky, du Muséum d’Histoire naturelle de Paris qui a donné son nom à deux espèces de papillons, Marcel Henry publia des articles sur la faune entomologique de Port-Cros, éleva des chenilles, organisa des « miellées » auxquelles son neveu, Pierre Buffet, et sa nièce, Micheline, participaient avec ravissement : après avoir enduit au crépuscule certains troncs d’arbre avec du miel, ils revenaient à la lueur d’une lampe de poche à la nuit tombée pour attraper les papillons de nuit saoulés de sucre, et les serrer dans un bocal…
Dans les mêmes années 1930, le directeur de la NRF, Jean Paulhan, s’efforçait d’attirer des écrivains dans l’île, où les Henry lui permettaient d’occuper chaque été le Fort de la Vigie, qui domine tout Port-Cros « au plus haut d’un bois de pins d’Alep ». Il multipliait les anecdotes naturalistes dans ses lettres : les cigales, les fourmis ailées et les « papillons d’arbousier, grands comme de grands papillons de nuit » devenaient des figures de légende. Il n’était pas rare que son fils cadet, qui aimait aussi étonner son monde, ne revînt, avec « un papillon dans la bouche, qui s’envole aux premiers mots ».…
Dans les années 1960, vint à Port-Cros un véritable personnage de roman, féru (entre autres curiosités) de papillons : Robert de Goulaine avait imaginé la première serre de lépidoptères dans son château près de Nantes (l’arrivée d’un visiteur y provoquait un souffle d’air chaud réveillant les papillons qui se mettaient aussitôt à voleter), et il avait publié en 2003 Le Prince et le jardinier, fable mélancolique et solaire qui voyait un prince (Pierre Buffet) faire, d’un jeune jardinier, le « moderne Linné » de son paradis terrestre : il le chargeait de dessiner un « jardin de mots », « un rond-point grammatical, une allée de synonymes, une broderie de noms d’oiseaux et de papillons ». Le jardinier en question est, dans la vraie vie, un autre habitué de l’île : Jean-Pierre Vesco, savant et délicat éleveur de papillons, les fait venir, sous forme de larves qui voyagent dans des enveloppes, de tous les coins de la terre. Une fois éclos, les spécimens d’une même espèce s’envolent parfois tous ensemble, en un nuage coloré et léger dans le ciel…
L’allée devant le Manoir, bordée d’antiques mûriers, dit aussi que l’élevage de bombyx, producteurs de fils de soie, fut envisagée, tout comme dans les Cévennes, dans cette île autrefois agricole. Et moi, non loin des mûriers, j’ai passé un temps fou à regarder les majestueux papillons Charaxes jasius, autrement dit les « pachas à deux queues », les « jasons » ou les « nymphales de l’arbousier », agglutinés sur une tomate trop mûre du potager du Manoir, ou en équilibre au bord d’un verre de vin, boire avec leur trompe déroulée, ce qui les rend comme ivres de plaisir…
Et c’est ainsi que l’on va en vacillant, en papillonnant, d’un bonheur à l’autre dans l’île de Port-Cros.
Claire Paulhan
Juin 2023